Pharmacologie : Histoire, preuves scientifiques, controverses industriels, débats

55 min read

La pharmacologie est la science qui étudie l’action des substances chimiques sur les organismes vivants, avec pour objectif de comprendre, prédire et optimiser l’effet thérapeutique des médicaments. Discipline à la croisée de la biologie, de la chimie et de la médecine, elle a permis des avancées majeures dans la prise en charge des maladies, la prévention des infections et l’allongement de l’espérance de vie. De la pénicilline aux biothérapies, du paracétamol aux anticorps monoclonaux, la pharmacologie est devenue un pilier du système de soins contemporain.

Pourtant, cette position centrale n’est pas exempte de contestations. Des critiques émergent sur plusieurs fronts : sécurité des médicaments, conflits d’intérêts, place croissante de l’industrie dans les essais cliniques, dérives de la surprescription ou encore perception d’une médecine trop centrée sur le médicament. La méfiance s’est accentuée à la faveur de scandales sanitaires — comme ceux du Mediator ou de la Dépakine en France — mais aussi en réaction aux communications institutionnelles jugées opaques ou technocratiques. En 2016, une enquête Ipsos-Leem révélait que si 84 % des Français disaient faire confiance aux médicaments en général, seuls 55 % exprimaient la même confiance envers les entreprises pharmaceutiques, et une majorité restait réticente face aux vaccins ou aux médicaments génériques (Ipsos, 2016).

Ce paradoxe — entre confiance dans les molécules et défiance envers leurs acteurs — invite à une analyse approfondie. D’un côté, les institutions sanitaires, les chercheurs et les praticiens défendent une pharmacologie fondée sur les preuves, structurée par des protocoles stricts, et enrichie par les progrès de la biologie moléculaire, de la génétique ou de l’intelligence artificielle. De l’autre, des voix critiques — parfois issues du monde médical lui-même — alertent sur les angles morts : essais cliniques incomplets ou non publiés (Goldacre, BMJ, 2018), stratégies commerciales orientées, ou encore place insuffisante accordée aux patients et à la diversité des contextes cliniques.

L’enjeu dépasse le seul domaine scientifique : il engage une réflexion sur la place du médicament dans la société, sur les attentes et les représentations collectives de la guérison, et sur la manière dont savoirs scientifiques et décisions publiques s’articulent. La pharmacologie n’est pas simplement une science de laboratoire ; elle est aussi une interface entre la rigueur biomédicale et les usages sociaux, entre les molécules et les corps, entre les données et les vécus.

Cet article propose une exploration structurée de cette discipline, dans toutes ses dimensions : son histoire, ses méthodes, ses apports, mais aussi ses débats internes, ses controverses publiques et ses perspectives de transformation. Il s’appuie sur des sources issues des principales revues biomédicales (The Lancet, NEJM, BMJ), des rapports institutionnels (OMS, EMA, ANSM, FDA), ainsi que sur des enquêtes sociologiques, publications critiques et avis d’experts indépendants.

L’ambition est de montrer comment la pharmacologie, tout en restant fidèle à son exigence de preuve, peut intégrer les interrogations contemporaines — y compris les plus sceptiques — sans s’y opposer systématiquement. À travers un dialogue entre données, controverses et innovations, il s’agit de faire émerger une compréhension plus complète, plus lucide, et potentiellement plus apaisée de ce champ scientifique et médical fondamental.

I. Genèse et Évolution de la Pharmacologie

I.1. Les racines : remèdes empiriques et traditions anciennes

Bien avant que la pharmacologie ne s’institutionnalise comme discipline scientifique au XIXe siècle, les civilisations humaines ont développé, de manière empirique, une pharmacopée issue de l’observation, du rituel et de la transmission orale. Ces premières formes de thérapeutique, que l’on retrouve dans toutes les cultures, reposaient sur l’usage d’extraits végétaux, animaux ou minéraux, souvent intégrés dans des systèmes médicaux complexes tels que la médecine traditionnelle chinoise, l’ayurvéda indien, la médecine arabo-islamique ou les traditions chamaniques amérindiennes.

L’usage de substances naturelles pour soulager ou modifier les fonctions du corps est attesté depuis la préhistoire. Des fouilles archéologiques ont mis au jour des restes de plantes médicinales dans des tombes néandertaliennes datées de plus de 40 000 ans (Hardy et al., Science, 2012). Dans la Mésopotamie antique, des tablettes sumériennes (vers 2100 av. J.-C.) mentionnaient déjà plus de 250 remèdes à base de plantes. Le papyrus Ebers, rédigé en Égypte vers 1550 av. J.-C., recensait plus de 700 formules thérapeutiques, mêlant recettes et invocations magiques (Nunn, Ancient Egyptian Medicine, 2002).

De nombreuses substances utilisées dans l’Antiquité sont aujourd’hui identifiées comme contenant des principes actifs bien réels. Le pavot à opium (Papaver somniferum) était cultivé en Mésopotamie sous le nom de « plante de la joie » ; son latex séché contient de la morphine, de la codéine et d'autres alcaloïdes opiacés. L’écorce de saule, utilisée dès Hippocrate (Ve siècle av. J.-C.) pour ses effets fébrifuges, contient de la salicine, molécule à l’origine de l’acide acétylsalicylique (aspirine). Le quinquina sud-américain, introduit en Europe au XVIIe siècle, renferme la quinine, efficace contre le paludisme (Cowan, Economic Botany, 1999).

Néanmoins, si certains remèdes traditionnels ont effectivement une efficacité pharmacologique, beaucoup d’autres relevaient de croyances symboliques ou de pratiques ésotériques. L’absence de méthode expérimentale rigoureuse rendait la distinction entre effet réel, placebo ou hasard difficile, et les dosages, formes galéniques et indications restaient approximatifs. Par exemple, la médecine médiévale européenne associait largement thérapeutique et astrologie, et la théorie des humeurs (héritée de Galien) dominait la pensée médicale jusqu’à la Renaissance.

Dans l’histoire occidentale, les premiers recueils écrits de substances médicinales sont les pharmacopées. L’ouvrage de Dioscoride, De Materia Medica (Ier siècle), a constitué une référence jusqu’au XVIe siècle, répertoriant plus de 600 plantes, minéraux et produits animaux. Dans le monde islamique médiéval, les écrits d’Avicenne et d’Al-Razi enrichirent considérablement la pharmacologie de leur temps, introduisant des concepts de purification, de distillation et de dosage plus précis (Pormann & Savage-Smith, Medieval Islamic Medicine, 2007).

C’est au cours de la période moderne (XVIe–XVIIIe siècles) que s’opère une lente sécularisation du savoir médical. L’exploration du Nouveau Monde apporte une nouvelle matière première végétale (ipéca, tabac, coca, curare, etc.), tandis que les progrès de la chimie permettent d’isoler les premiers principes actifs. Par exemple, la morphine est isolée de l’opium par Friedrich Sertürner en 1805, marquant une rupture majeure : on passe du remède brut à la molécule pure, dosable et analysable.

Mais à cette époque encore, la pharmacologie reste largement intuitive. Nicholas Culpeper (1616–1654), célèbre herboriste anglais, popularise des traitements à base de plantes, mêlant observation empirique et cosmologie astrologique. Ce n’est que dans la seconde moitié du XVIIIe siècle que certains médecins, comme William Withering (1741–1799), entreprennent une démarche méthodique : Withering observe l’effet de la digitale pourpre dans l’insuffisance cardiaque, établit des protocoles d’administration, documente les effets secondaires et recommande des précautions – une approche qui préfigure les essais cliniques modernes.

Ce basculement progressif vers une pharmacologie expérimentale ne doit pas faire oublier que jusqu’au XIXe siècle, la pratique thérapeutique restait dominée par le mélange d’expérience, de tradition et de spéculation théorique. En cela, la pharmacologie moderne ne rejette pas cet héritage, mais le réordonne, en distinguant désormais savoirs empiriques, validation expérimentale, et preuves reproductibles.

Ainsi, les racines de la pharmacologie plongent dans un terreau ancien, fait de tâtonnements, de réussites parfois empiriques, mais aussi de croyances. Si certaines pratiques anciennes sont aujourd’hui validées par la science, d'autres ont été abandonnées faute d'efficacité ou pour cause de dangerosité. L’histoire de la pharmacologie commence donc avant la science, mais ne prend son envol qu’avec elle.

I.2. Naissance de la pharmacologie comme science

C’est au XIXe siècle que la pharmacologie prend forme comme discipline scientifique autonome, rompant avec le savoir empirique et les doctrines médicales héritées de l’Antiquité. Ce tournant s’inscrit dans une dynamique plus large : celle de la biologisation de la médecine, de la montée de la chimie organique, et de l’émergence d’une médecine expérimentale fondée sur l’observation contrôlée, la mesure et la reproductibilité.

La rupture fondatrice : Rudolf Buchheim et le laboratoire de pharmacologie

La date généralement retenue comme acte de naissance de la pharmacologie moderne est 1847. Cette année-là, le médecin et physiologiste allemand Rudolf Buchheim (1820–1879) crée, à l’université de Dorpat (aujourd’hui Tartu, en Estonie), le tout premier laboratoire de pharmacologie expérimentale. Il y propose une démarche radicalement nouvelle : étudier les effets des substances médicamenteuses non pas selon leur origine ou leur usage traditionnel, mais selon leurs mécanismes d’action observés sur des tissus vivants, dans un cadre expérimental reproductible.

Buchheim s’oppose ainsi à l’approche descriptive des pharmacopées classiques. Il affirme que « le médicament n’agit pas en vertu d’une propriété mystique ou d’une analogie symbolique, mais par une interaction physico-chimique mesurable avec l’organisme » (traduction de ses Lehrbuch der Arzneimittellehre, 1856). Il inaugure une méthode de test in vitro sur des tissus isolés, une classification pharmacologique selon les effets observables, et une tentative de corrélation entre structure chimique et action physiologique.

Son élève Oswald Schmiedeberg (1838–1921) poursuivra cette démarche et contribuera à établir la pharmacologie comme discipline universitaire à part entière, en fondant à Strasbourg le premier institut de pharmacologie universitaire (1872), qui influencera toute l’Europe. Schmiedeberg s’intéresse notamment aux effets des substances sur le système nerveux central (études pionnières sur les hypnotiques et les psychotropes), et introduit le concept de « seuil d’efficacité ». Il est également le premier à introduire l’analyse quantitative des effets dose-dépendants — ce que l’on nommera plus tard courbe dose-réponse.

L’essor des concepts fondamentaux : récepteurs, ligands, spécificité

La fin du XIXe siècle voit l’introduction de concepts théoriques majeurs, notamment avec les travaux de Paul Ehrlich (1854–1915). Ce dernier, en observant la fixation sélective des colorants sur certains tissus biologiques, développe l’idée selon laquelle les médicaments — comme les agents pathogènes — n’agissent pas de manière diffuse, mais par fixation spécifique à des structures cellulaires, qu’il baptise « récepteurs latéraux ». Cette théorie du récepteur spécifique, généralisée ensuite par John Newport Langley en 1905, jette les bases de la pharmacodynamie moderne.

C’est dans ce cadre que naît également la notion de liaison ligand-récepteur, qui explique la sélectivité d’une molécule et permet d’en déduire ses effets biologiques. Ehrlich, confronté à la toxicité de l’arsenic dans le traitement de la syphilis, énonce une idée fondatrice : « un médicament idéal serait une balle magique, capable de tuer l’agent pathogène sans endommager les cellules saines ». Cette intuition préfigure la chimiothérapie ciblée, concept central en pharmacologie anticancéreuse un siècle plus tard.

Méthodes expérimentales et standardisation

Parallèlement, les méthodes d’expérimentation se standardisent. On développe les bains d’organe isolé (ex. muscle cardiaque de grenouille), qui permettent d’évaluer finement les effets d’une substance sur un tissu vivant. Ces protocoles, codifiés à Strasbourg, Göttingen ou Cambridge, sont adoptés dans toute l’Europe.

Le XXe siècle naissant voit aussi la naissance de la toxicologie expérimentale, avec des tests de dose létale (DL50), et les premiers calculs de marges thérapeutiques. On commence à distinguer les doses efficaces des doses toxiques, ce qui permet d’établir les premières règles de sécurité pharmacologique.

Dans le même temps, la chimie organique se développe rapidement. De nombreuses substances sont isolées à l’état pur (la digitaline, la quinine, la caféine), puis synthétisées, ce qui permet leur production industrielle et leur standardisation. Cela marque une rupture avec la variabilité des remèdes naturels : désormais, on peut garantir la stabilité, la concentration, et l’absence de contaminants — des conditions indispensables à une évaluation rigoureuse.

Une nouvelle épistémologie médicale : de l’usage empirique à l’expérimentation contrôlée

Ce basculement est également épistémologique. Jusqu’alors, le savoir médical reposait sur l’expérience individuelle, la tradition, l’observation clinique directe. La pharmacologie introduit une nouvelle norme : la preuve expérimentale, quantitative, et reproductible. La vérité thérapeutique n’est plus celle de l’ancien ou du médecin renommé, mais celle de l’effet mesuré sur l’organisme, sous contrôle.

Ce modèle inspire également les premières tentatives de ce que l’on appellera plus tard les essais cliniques contrôlés. En 1863, l’anesthésiste James Simpson propose une évaluation comparative des effets de l’éther et du chloroforme, bien qu’encore sans groupe témoin ni randomisation. Ce n’est qu’au XXe siècle que la médecine fondée sur les preuves s’imposera véritablement — mais les fondations expérimentales sont déjà posées par les pharmacologues.

Ainsi, la pharmacologie moderne naît au croisement de la méthode expérimentale, de la standardisation chimique, et d’une nouvelle conception du médicament comme molécule ciblant un système biologique précis. À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, elle s’impose progressivement comme une discipline scientifique autonome, articulée à la fois à la biologie, à la médecine et à l’industrie pharmaceutique naissante.

I.3. Explosion des progrès au XXe siècle

Le XXe siècle marque une rupture décisive dans l’histoire de la pharmacologie : non seulement la discipline s’autonomise dans le paysage biomédical, mais elle devient l’un des moteurs majeurs des transformations de la médecine contemporaine. Les innovations se multiplient, la méthodologie s'affine, les premières réglementations apparaissent, et l’industrialisation des médicaments crée un nouveau paysage thérapeutique — avec ses avancées spectaculaires, ses promesses, mais aussi ses limites.

Des découvertes majeures, fondées sur des principes chimiques et biologiques

Parmi les révolutions pharmacologiques du XXe siècle, l’une des plus emblématiques est sans doute la mise au point des antibiotiques. En 1928, Alexander Fleming découvre accidentellement que le champignon Penicillium notatum inhibe la croissance de staphylocoques. Il identifie la pénicilline, premier antibiotique naturel, mais ce n’est qu’en 1941, grâce aux travaux de Florey et Chain à Oxford, que la molécule est purifiée, testée chez l’homme, puis produite à grande échelle — sauvant des millions de vies pendant et après la Seconde Guerre mondiale (Lax, The Mold in Dr. Florey’s Coat, 2004). Le traitement des infections bactériennes, jusque-là principal facteur de mortalité infantile et périnatale, change radicalement.

La découverte des sulfamides dans les années 1930, puis de la streptomycine, de la tétracycline, de la rifampicine, constitue une extension de cette révolution antimicrobienne. La pharmacologie anti-infectieuse devient un modèle de développement rapide, fondé sur l’isolation de substances produites par des micro-organismes du sol (Waksman, 1952), et ouvre la voie à une pharmacologie ciblée.

Parallèlement, d’autres classes thérapeutiques apparaissent :

  • Les psychotropes, avec la découverte de la chlorpromazine (Laboratoires Rhône-Poulenc, 1952), qui inaugure les neuroleptiques et transforme radicalement la psychiatrie hospitalière (Healy, The Creation of Psychopharmacology, 2002).

  • Les corticoïdes, avec l’hydrocortisone isolée dans les années 1940 (prix Nobel à Kendall, Reichstein et Hench, 1950), qui bouleversent la prise en charge des maladies inflammatoires.

  • Les bêtabloquants (propranolol, 1964), les inhibiteurs de l’enzyme de conversion (captopril, 1975), les statines (lovastatine, 1987), qui modernisent la cardiologie.

  • Les antiviraux, d’abord balbutiants, qui deviennent centraux à partir de la pandémie de VIH : l’AZT est le premier antirétroviral autorisé (1987), suivi de combinaisons de plus en plus efficaces.

  • La pilule contraceptive (en 1960 aux États-Unis), qui modifie profondément les sociétés en rendant possible une maîtrise individuelle de la reproduction.

Chaque grande classe de médicaments témoigne d’un progrès simultané en chimie, en physiologie, et en pharmacologie expérimentale. Les molécules ne sont plus seulement extraites de la nature : elles sont synthétisées, modifiées, optimisées. Le développement des spectromètres de masse, de la cristallographie, et plus tard de la modélisation moléculaire permet de concevoir des médicaments à partir de la cible biologique elle-même, dans une logique de drug design rationnel (Kerns & Di, Drug-like Properties, 2008).

Du traitement empirique au ciblage mécanistique : vers la rationalisation thérapeutique

La pharmacologie ne se contente plus d’observer des effets : elle explique, quantifie, modélise. Les années 1960–1980 voient l’émergence de modèles mathématiques de liaison récepteur-ligand, de calculs de demi-vie plasmatique, de profils pharmacocinétiques. On parle désormais d’index thérapeutique, de biodisponibilité, d’aire sous la courbe, d’interactions enzymatiques (notamment sur le cytochrome P450).

Les tests deviennent normalisés, les essais cliniques randomisés s’imposent, notamment après les controverses liées à des médicaments aux effets indésirables mal évalués. On passe d’une logique artisanale à une logique protocolisée et réglementée, encadrée par des standards internationaux. En 1948, le premier essai randomisé contrôlé reconnu comme tel est mené au Royaume-Uni sur la streptomycine contre la tuberculose (Bradford Hill & Cochrane), posant les bases de la médecine fondée sur les preuves.

À partir des années 1970, la pharmacologie devient également une science de la population : on parle de pharmacoépidémiologie, pour évaluer les effets des médicaments en conditions réelles. Les systèmes de pharmacovigilance se mettent en place à l’échelle nationale puis internationale (OMS, Centre d’Uppsala dès 1978). La sécurité devient une exigence structurelle — et le suivi post-commercialisation une obligation.

Naissance d’un modèle industriel et ses implications

L’accroissement des exigences scientifiques, techniques et réglementaires conduit à une concentration des moyens : c’est l’âge d’or des grandes firmes pharmaceutiques. Des entreprises telles que Merck, Pfizer, Roche, Sanofi ou Novartis investissent massivement en R&D, structurent des départements de pharmacologie appliquée, et déploient une stratégie globale : de la molécule au marché.

La recherche pharmacologique s’intègre progressivement dans une chaîne industrielle rationalisée : découverte, développement, essai, production, marketing, distribution. Les brevets pharmaceutiques deviennent des outils essentiels pour garantir l’amortissement des coûts (estimés aujourd’hui à plus d’un milliard d’euros pour un médicament commercialisé), mais posent aussi la question de l’accès équitable aux traitements.

Dès les années 1980, des tensions apparaissent entre innovation, sécurité, rentabilité et santé publique. Les premières critiques structurées de la politique du médicament émergent : surmédicalisation, marketing agressif, dépendance des prescripteurs à l’industrie, abandon des maladies peu rentables. Ce sera l’un des objets centraux des débats abordés dans la suite de l’article.

Ainsi, le XXe siècle consacre la pharmacologie comme une science appliquée de haut niveau, à la fois expérimentale, réglementée, et intégrée dans un système industriel mondialisé. Cette période est celle de ses plus grands succès, mais aussi du passage vers une complexité nouvelle : celle de la science confrontée à des enjeux éthiques, économiques, sociaux — que le XXIe siècle rendra plus visibles encore.

I.4. Leçons tirées des drames sanitaires

Malgré les avancées spectaculaires du XXe siècle, l’histoire de la pharmacologie n’est pas exempte d’échecs tragiques. Plusieurs médicaments, pourtant autorisés et largement diffusés, ont provoqué des effets indésirables graves, voire mortels, souvent sur des milliers de patients. Ces drames sanitaires ont mis en évidence les failles d’un système en construction, encore imparfait dans ses processus de validation, de surveillance et d’information.

Loin de discréditer la pharmacologie comme science, ces événements ont été les catalyseurs de réformes majeures en matière de sécurité, transparence et éthique. Ils ont contribué à forger les bases de la pharmacovigilance contemporaine, de la réglementation internationale et du principe de précaution.

L’affaire de la thalidomide (1957–1961) : le scandale fondateur

Le cas le plus emblématique est celui de la thalidomide, commercialisée en Allemagne de l’Ouest à partir de 1957 sous le nom de Contergan (laboratoires Chemie Grünenthal), puis diffusée dans plus de 40 pays. Présentée comme un sédatif et anti-nauséeux « inoffensif », notamment prescrit aux femmes enceintes, la molécule provoqua en réalité des malformations congénitales sévères (phocomélie, anomalies cardiaques, digestives) chez des milliers de nouveau-nés. On estime à plus de 10 000 le nombre d’enfants affectés dans le monde, dont seulement la moitié survécurent (Vargesson, Birth Defects Research, 2015).

Le scandale éclate lorsque plusieurs médecins — notamment le Dr McBride en Australie et le Dr Lenz en Allemagne — établissent le lien entre la prise de thalidomide et ces malformations. Aux États-Unis, la FDA refuse son autorisation grâce à la prudence de la pharmacologue Frances Kelsey, qui exigeait des données plus complètes. Elle deviendra une figure emblématique de la régulation pharmaceutique indépendante.

Ce drame entraîne une refonte mondiale des procédures d'autorisation :

  • Aux États-Unis, l’amendement Kefauver-Harris (1962) impose que toute molécule mise sur le marché démontre non seulement sa sécurité, mais aussi son efficacité par des essais cliniques rigoureux.

  • En Europe, les agences nationales renforcent leur contrôle, et des directives communes sont mises en place à partir des années 1970.

La pharmacovigilance — c’est-à-dire la surveillance continue des effets indésirables après commercialisation — devient une exigence légale.

Mediator (benfluorex, 1976–2009) : un échec de vigilance institutionnelle

En France, le cas du Mediator illustre un autre type de dérive : non plus un défaut de test initial, mais un déni institutionnel prolongé face à des signaux d’alerte. Le benfluorex, commercialisé par les laboratoires Servier dès 1976 comme antidiabétique, est rapidement utilisé hors AMM comme coupe-faim. Or, sa structure chimique proche de l’amphétamine et du fenfluramine aurait dû alerter.

Dès les années 1990, plusieurs études et signalements suggèrent une toxicité cardiovasculaire, notamment des valvulopathies cardiaques graves. Mais il faut attendre 2009 pour que le médicament soit retiré du marché, et encore deux années pour que l’affaire explose médiatiquement, à la suite des révélations du Dr Irène Frachon (ouvrage Mediator 150 mg : combien de morts ?, 2010).

Le rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS, 2011) est accablant : il dénonce des dysfonctionnements majeurs dans la chaîne de décision, un conflit d’intérêts latent entre agences et industrie, et un système de pharmacovigilance trop passif. Le nombre de décès imputables au Mediator est estimé entre 500 et 2 000, selon les modèles (Frachon et al., Prescrire, 2011).

L’affaire entraîne :

  • La création de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) en remplacement de l’AFSSAPS.

  • L’obligation de déclarer les liens d’intérêt pour tous les experts intervenant dans l’évaluation des produits de santé.

  • La mise en place de bases de données publiques sur les médicaments et leurs effets (notamment la base Transparence Santé).

Dépakine (valproate de sodium) : la durée, l’information et les femmes

Autre drame aux leçons durables : la prise de Dépakine (médicament antiépileptique) pendant la grossesse, connue pour son effet tératogène dès les années 1980, mais restée massivement prescrite jusqu’au XXIe siècle. On estime que 15 000 à 30 000 enfants auraient été exposés en France à un risque de malformation ou de troubles neurodéveloppementaux (ANSM, 2020).

Ce scandale met en évidence un défaut d’information prolongé des patientes et une inertie réglementaire, malgré l’existence de données claires. En 2020, l’ANSM a été mise en examen pour homicide et blessures involontaires, et Sanofi pour tromperie aggravée. L’affaire souligne l’importance d’un droit du patient à une information claire, individualisée, et actualisée, notamment pour les publics vulnérables.

Elle entraîne :

  • L’ajout obligatoire de pictogrammes de contre-indication grossesse sur les boîtes.

  • Des plans de prévention des grossesses par molécule à risque.

  • Une meilleure intégration du genre dans les politiques de sécurité médicamenteuse.

Des effets structurants sur la régulation moderne

Ces drames, aussi différents soient-ils, ont plusieurs points communs :

  • Une dissymétrie d'information entre institutions, prescripteurs et patients.

  • Un délai entre les signaux d’alerte et les décisions effectives, souvent aggravé par des conflits d’intérêts ou une culture de l’inertie.

  • Une sous-estimation des effets rares mais graves, faute de remontées de terrain ou de vigilance active.

Ils ont en retour accéléré des réformes fondamentales :

  • Développement de la pharmacovigilance proactive, s’appuyant sur des bases de données nationales et internationales (notamment Vigibase, gérée par l’OMS).

  • Promotion des études post-AMM (phase IV), qui permettent de détecter des effets tardifs ou rares.

  • Intégration des patients dans les mécanismes d’alerte et d’évaluation, comme observateurs et lanceurs d’alerte à part entière.

Ces événements rappellent que, même dans un système fondé sur la preuve, la vigilance humaine, la transparence institutionnelle et la réactivité éthique restent indispensables. Ils montrent aussi que les défaillances passées n’appellent pas un rejet global de la pharmacologie, mais une amélioration continue de ses règles, de ses outils et de sa culture.

II. Les Fondements Scientifiques de la Pharmacologie

II.1. De la molécule au médicament : entre nature, chimie et rationalité

La pharmacologie contemporaine repose sur une chaîne de savoirs et de techniques rigoureusement structurée. Entre la découverte d'une molécule et son usage thérapeutique, s'intercale un processus long, complexe et coûteux, mobilisant la chimie, la biologie, la pharmacocinétique, la toxicologie, la clinique et l’épidémiologie. Cette démarche, fondée sur l'expérimentation contrôlée et la reproductibilité, permet de distinguer les substances actives pertinentes des milliers de candidats inactifs, toxiques, ou insuffisamment efficaces.

Des sources multiples : nature, criblage, modélisation

Historiquement, la majorité des médicaments provient ou s’inspire encore de composés naturels. Une étude majeure publiée dans Journal of Natural Products (Newman & Cragg, 2020) estimait que près de 50 % des médicaments commercialisés depuis les années 1980 sont d’origine naturelle ou dérivés de produits naturels, en particulier dans les domaines anti-infectieux et anticancéreux.

Exemples emblématiques :

  • La morphine, isolée de l’opium (Papaver somniferum).

  • La quinine, issue du quinquina (Cinchona officinalis).

  • Le taxol, extrait de l’if du Pacifique (Taxus brevifolia) et utilisé en oncologie.

  • L’artémisinine, extraite de l’Artemisia annua, base du traitement du paludisme (Prix Nobel à Youyou Tu en 2015).

La pharmacognosie – science des substances naturelles à visée thérapeutique – continue de jouer un rôle dans la pharmacologie contemporaine, mais avec des outils technologiques avancés : extraction dirigée, spectrométrie, bio-guidage, techniques de purification, etc.

En parallèle, la chimie médicinale (ou chimie pharmaceutique) permet la synthèse de nouvelles molécules ou la modification de structures existantes pour en améliorer la sélectivité, la biodisponibilité ou la stabilité. La logique dominante depuis les années 1990 repose sur le drug design rationnel : plutôt que de tester à l’aveugle des milliers de substances, on part de la structure d’une cible biologique (récepteur, enzyme, canal ionique) pour concevoir des molécules capables de s’y fixer avec une affinité spécifique.

Ce mouvement est amplifié par le recours à des technologies de criblage à haut débit (HTS), permettant de tester automatisément des dizaines de milliers de molécules sur une cible donnée. Plus récemment, les progrès en intelligence artificielle, en modélisation 3D des protéines (notamment avec AlphaFold), et en apprentissage machine permettent d’identifier des patterns pharmacophores (ensembles de caractéristiques chimiques nécessaires à l’activité) avec une efficacité croissante (Stokes et al., Cell, 2020).

Enfin, une tendance récente est le repositionnement de médicaments existants. Plutôt que de développer ex nihilo une nouvelle molécule, on cherche dans la pharmacopée actuelle des composés ayant un effet potentiel sur d’autres pathologies. Le cas du propranolol, initialement développé pour l’hypertension et aujourd’hui utilisé dans certaines formes d’anxiété ou pour prévenir certaines migraines, illustre cette stratégie.

La sélection : entre activité biologique, pharmacocinétique et toxicité

Une molécule ne devient pas un médicament uniquement parce qu’elle agit sur une cible. Elle doit aussi :

  • Être absorbée efficacement (oralement, injectable, transdermique, etc.).

  • Atteindre la concentration thérapeutique dans le compartiment biologique visé.

  • Être métabolisée et éliminée de manière compatible avec la durée d’action souhaitée.

  • Ne pas induire d’effets indésirables inacceptables ou d’interactions dangereuses.

Ces exigences relèvent de deux domaines clefs :

  • La pharmacodynamie (PD) : ce que la molécule fait à l’organisme.

  • La pharmacocinétique (PK) : ce que l’organisme fait à la molécule.

Ces deux champs sont évalués dès les phases précliniques, qui précèdent les essais chez l’humain. On y analyse :

  • Les effets sur des cellules en culture ou des organes isolés (in vitro).

  • La distribution, la toxicité et les interactions sur l’animal entier (in vivo).

Une attention croissante est accordée à l’étude du métabolisme hépatique, notamment par les enzymes du cytochrome P450. Des tests standardisés (ex : test Ames, test de mutagénicité) évaluent également la cancérogénicité, la tératogénicité, ou la toxicité sur la reproduction.

Plus de 90 % des molécules testées sont abandonnées à ce stade, pour cause de manque d’efficacité, mauvaise biodisponibilité ou toxicité inacceptable (Kola & Landis, Nature Reviews Drug Discovery, 2004).

Un entonnoir de sélection drastique mais nécessaire

Le passage de la molécule au médicament suit une logique de filtrage progressif, souvent comparée à un entonnoir. À partir de plusieurs milliers de molécules initiales, seules quelques dizaines entrent en phase préclinique, quelques-unes en essais cliniques, et 1 seule sur 5 000 à 10 000 est finalement autorisée sur le marché (DiMasi et al., J Health Economics, 2016).

Ce processus, bien qu’inefficace en apparence, est ce qui garantit le niveau de sécurité et d’efficacité exigé pour les médicaments modernes. Il permet aussi de documenter les incertitudes restantes : une molécule peut montrer des résultats positifs chez l’animal mais s’avérer inefficace ou toxique chez l’humain. Inversement, certaines molécules sont redécouvertes bien après un échec initial, sous une autre forme ou pour une autre indication.

Ainsi, la pharmacologie repose sur une démarche sélective, cumulative et interdisciplinaire, qui va bien au-delà de la simple découverte empirique. Elle mobilise aujourd’hui des outils moléculaires, bioinformatiques, toxicologiques et cliniques pour transformer une activité biologique brute en un produit thérapeutique sûr, reproductible et réglementé.

II.2. Les étapes de validation : de l’essai préclinique à la preuve clinique

Une fois une molécule identifiée comme potentiellement active, elle n’entre pas directement dans le circuit médical. Elle doit d’abord franchir une série d’épreuves rigoureuses qui visent à prouver, dans des conditions encadrées et reproductibles, qu’elle est à la fois efficace et sûre. Cette validation passe par plusieurs phases successives, précliniques puis cliniques, encadrées par des normes internationales strictes (ICH-GCP, FDA, EMA, ANSM).

Ce processus, bien qu’imparfait, constitue la colonne vertébrale de ce que l’on appelle aujourd’hui la médecine fondée sur les preuves (evidence-based medicine).

II.2.1. Phase préclinique : explorer les promesses et les dangers

La phase préclinique intervient avant toute expérimentation chez l’humain. Elle vise à caractériser la molécule sous tous ses aspects pharmacologiques, à l’aide de modèles cellulaires, tissulaires et animaux.

a) Études in vitro et in vivo

  • In vitro : tests sur cellules isolées ou organes d’animaux (ex. : effet sur la contraction d’un muscle cardiaque de rat).

  • In vivo : administration à des animaux (rats, souris, chiens, singes) pour évaluer les effets pharmacodynamiques, les voies métaboliques, la toxicité aiguë, subaiguë et chronique.

b) Données recherchées

  • Pharmacocinétique (PK) : absorption, distribution, métabolisme (ADME), excrétion.

  • Pharmacodynamie (PD) : relation dose-effet, mécanisme d’action, spécificité de la cible.

  • Toxicologie : dose létale 50 (DL50), tératogénicité, mutagénicité, cancérogénicité.

c) Éthique animale

La recherche animale est encadrée par la règle des 3R :

  • Réduire le nombre d’animaux "utilisés".

  • Raffiner les protocoles pour minimiser la souffrance.

  • Remplacer les modèles animaux quand cela est possible (organoïdes, modélisation in silico).

Seules les molécules avec un profil de sécurité acceptable poursuivent vers les essais cliniques.

II.2.2. Phase clinique : démontrer l’efficacité chez l’humain

Les essais cliniques sont organisés en quatre phases successives, chacune répondant à des objectifs précis. Ils sont régis par des règles éthiques strictes (Déclaration d’Helsinki, 1964), une évaluation par des comités d’éthique (CPP en France), et une autorisation des agences nationales du médicament.

a) Phase I : sécurité et tolérance

  • Participants : 20 à 100 volontaires sains (sauf pour les molécules cytotoxiques, ex. anticancéreux).

  • Objectif : évaluer la sécurité, la tolérance, la pharmacocinétique chez l’humain.

  • Méthode : doses croissantes administrées sous surveillance étroite.

b) Phase II : preuve de concept

  • Participants : quelques centaines de patients atteints de la maladie ciblée.

  • Objectif : démontrer une efficacité préliminaire (sur critères cliniques), affiner la dose optimale.

  • Méthode : essais contrôlés, souvent randomisés, parfois comparés au placebo.

c) Phase III : preuve d’efficacité à large échelle

  • Participants : plusieurs centaines à plusieurs milliers de patients, dans plusieurs centres ou pays.

  • Objectif : confirmer l’efficacité statistique et la sécurité sur une large population.

  • Méthode : essais randomisés, en double aveugle, comparés au placebo ou au traitement de référence.

  • Critères : réduction d’un événement clinique (AVC, mortalité…), amélioration mesurable (HbA1c, score de douleur…).

Les résultats de la phase III sont la base de la demande d’autorisation de mise sur le marché (AMM).

d) Phase IV : surveillance post-commercialisation

  • Objectif : détecter les effets rares ou tardifs, vérifier l’efficacité en vie réelle.

  • Méthode : bases de données nationales (pharmacovigilance), études observationnelles, registres.

  • Exemples : retrait du rofécoxib (Vioxx) en 2004 pour risque cardiovasculaire, signalé après commercialisation.

II.2.3. Standards méthodologiques : la hiérarchie de la preuve

La méthodologie est conçue pour réduire les biais et augmenter la fiabilité des résultats :

  • Randomisation : tirage au sort de l’attribution traitement/placebo.

  • Double aveugle : ni patient ni médecin ne sait quel traitement est administré.

  • Placebo : substance inactive mais identique d’apparence, pour neutraliser l’effet psychologique.

  • Puissance statistique : calcul a priori du nombre de sujets nécessaires pour détecter un effet réel.

  • Enregistrement préalable : obligation de déclarer le protocole dans un registre public (ex. ClinicalTrials.gov, EudraCT) pour éviter les manipulations a posteriori.

Des institutions comme la Cochrane Collaboration ou le NICE (UK) produisent ensuite des revues systématiques et méta-analyses pour agréger les résultats de plusieurs essais de qualité homogène.

II.2.4. Limites et enjeux de la transaparence

Malgré sa robustesse, ce système n’est pas infaillible. Plusieurs critiques ont été formulées :

  • Le biais de publication : les essais négatifs ou neutres sont moins souvent publiés.

  • Les résultats incomplets : certaines données peuvent être omises dans les articles finaux.

  • Les populations sélectionnées : souvent jeunes, peu comorbides, peu représentatives.

  • Le formatage des critères : certains essais privilégient des résultats « de laboratoire » (ex. chiffres biologiques) au détriment d’indicateurs cliniques réels (qualité de vie, mortalité).

C’est pourquoi plusieurs campagnes ont émergé pour exiger la publication de tous les résultats (même négatifs), comme l’initiative AllTrials portée par Ben Goldacre (BMJ, 2013). En Europe, la directive de 2012 impose désormais la publication des résultats dans un délai de 12 mois après la fin de l’essai (EMA, 2012).

Ainsi, la validation d’un médicament ne repose pas sur une conviction ni une tradition, mais sur un faisceau de preuves expérimentales, dans des conditions contrôlées. Cette exigence de preuve — loin d’être un dogme — est une protection : elle permet d’évaluer objectivement ce que le médicament apporte, à quel coût, et pour qui. Elle n’exclut ni le doute, ni l’amélioration, mais donne un socle commun à la médecine moderne.

II.3. Institutions, régulation et médecine fondée sur les preuves

Le développement et l’utilisation des médicaments ne relèvent pas uniquement de la recherche scientifique : ils sont encadrés par un dispositif réglementaire, national et international, qui en garantit la qualité, la sécurité, l’efficacité et la transparence. Parallèlement, la pharmacologie s’inscrit pleinement dans la logique de la médecine fondée sur les preuves (evidence-based medicine, EBM), qui structure désormais les décisions thérapeutiques selon une hiérarchie rationnelle d’évaluation.

II.3.1. Les agences de régulation : de la molécule au marché

Chaque pays dispose d’une agence nationale chargée d’autoriser, surveiller et encadrer les médicaments :

  • FDA (Food and Drug Administration, États-Unis)

  • EMA (European Medicines Agency, Europe)

  • ANSM (Agence nationale de sécurité du médicament, France)

  • MHRA (Royaume-Uni)

  • PMDA (Japon)

En Europe, l’EMA, créée en 1995, harmonise les procédures d’évaluation et centralise l’examen de nombreux médicaments, en particulier les biothérapies, les anticancéreux, ou les traitements innovants. Elle s’appuie sur les compétences scientifiques des agences nationales.

Ces institutions délivrent les autorisations de mise sur le marché (AMM) sur la base d’un rapport bénéfice/risque favorable, démontré dans le dossier scientifique soumis (essais cliniques, qualité de fabrication, pharmacovigilance prévue, etc.).

Elles peuvent :

  • Refuser une AMM si les preuves sont jugées insuffisantes.

  • Accorder une AMM conditionnelle (avec obligations d’études post-AMM).

  • Suspendre ou retirer une AMM en cas de signal de sécurité.

Les agences collaborent également avec l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pour établir une liste de médicaments essentiels, destinée à guider les politiques de santé publique, notamment dans les pays à ressources limitées.

II.3.2. Médecine fondée sur les preuves : principes et hiérarchie

La médecine fondée sur les preuves s’est imposée dans les années 1990 comme un paradigme visant à structurer les décisions médicales selon la qualité des données disponibles, en évitant les pratiques fondées sur l’intuition ou l’habitude.

L’idée est de hiérarchiser les sources d’information selon leur robustesse méthodologique. Schématiquement, la hiérarchie est la suivante (Guyatt et al., JAMA, 2008) :

  1. Méta-analyses et revues systématiques d’essais randomisés (niveau de preuve maximal).

  2. Essais contrôlés randomisés (ECR) individuels.

  3. Études de cohorte prospectives bien conduites.

  4. Études cas-témoins, ou observationnelles.

  5. Séries de cas, rapports anecdotiques.

  6. Opinion d’expert, sans base expérimentale.

La pharmacologie moderne s’inscrit dans ce modèle, avec un accent particulier sur :

  • La standardisation des essais.

  • La publication des résultats (positifs ou négatifs).

  • L’évaluation continue après mise sur le marché.

Des institutions spécialisées, comme la Cochrane Collaboration, produisent des revues systématiques indépendantes, basées sur une sélection rigoureuse d’essais selon des critères explicites (méthodologie, population, biais potentiels).

II.3.3. Transparents en théorie, mais en pratique ?

Malgré ce cadre structuré, des failles persistent.

a) Problèmes de publication

Une étude de 2018 publiée dans le BMJ (Goldacre et al.) a montré que près de 50 % des essais cliniques européens n’avaient pas publié leurs résultats dans le délai légal de 12 mois après la fin de l’étude (malgré l’obligation européenne de 2012). Plus étonnant : les laboratoires pharmaceutiques privés étaient plus souvent en conformité (≥ 90 %) que les institutions publiques (environ 11 % seulement) — mettant en lumière un déficit de rigueur académique, souvent passé sous silence.

b) Biais de publication

Les essais aux résultats positifs sont deux à trois fois plus susceptibles d’être publiés que les essais négatifs (Dwan et al., PLOS Med, 2008). Ce biais de publication contribue à une surestimation des bénéfices des médicaments, même dans les revues à comité de lecture.

c) Sélection des patients

La majorité des essais incluent des patients très sélectionnés (âgés de 18 à 65 ans, peu de comorbidités, observance parfaite), alors que la réalité clinique est plus hétérogène. Cela pose la question de la généralisabilité (external validity) des résultats.

II.3.4. Réformes en cours : vers plus de transparence et d’ouverture

Face à ces critiques, plusieurs réformes ont été mises en œuvre :

  • Obligation de préenregistrer tout essai dans un registre public (ClinicalTrials.gov, EudraCT).

  • Création de plateformes comme EU Trials Tracker, qui surveille la publication effective des résultats.

  • Encouragement à l’open data : certaines firmes (GlaxoSmithKline, Johnson & Johnson) acceptent de partager leurs bases de données brutes avec des chercheurs indépendants.

  • Initiatives citoyennes comme AllTrials, qui militent pour que tous les essais soient enregistrés, et que tous les résultats soient rendus publics.

L’un des enjeux contemporains est de garantir que la confiance dans les institutions s’appuie sur des faits, et non sur une communication descendante. La pharmacologie ne gagne rien à dissimuler ses échecs ; au contraire, leur reconnaissance renforce sa légitimité scientifique.

En somme, la régulation des médicaments repose sur des institutions puissantes et des principes méthodologiques solides. Mais elle reste vulnérable aux effets pervers : opacité, biais, conflits d’intérêts. La réponse ne peut être que dans la transparence, l’indépendance et la rigueur scientifique, conditions nécessaires pour que le public accorde à nouveau sa confiance à la pharmacologie — et pour que les décideurs puissent s’appuyer sur des données fiables dans un cadre éthique.

II.4. Concepts clés : pharmacodynamie, pharmacocinétique et personnalisation

Comprendre l’action d’un médicament implique d’étudier à la fois son effet sur l’organisme (pharmacodynamie) et le parcours du médicament dans le corps (pharmacocinétique). Ces deux volets permettent d’ajuster les traitements, de minimiser les effets indésirables et, de plus en plus, de les personnaliser selon le profil du patient.

II.4.1. Pharmacodynamie (PD) : ce que fait le médicament au corps

La pharmacodynamie analyse les cibles biologiques (récepteurs, enzymes, canaux), le mécanisme d’action, et la relation dose-effet. Elle permet de déterminer la dose minimale efficace, la dose toxique, et l’index thérapeutique d’un médicament. Par exemple, les bêtabloquants bloquent les récepteurs bêta-adrénergiques pour ralentir le cœur.

II.4.2. Pharmacocinétique (PK) : ce que le corps fait au médicament

La pharmacocinétique suit les étapes ADME : absorption, distribution, métabolisme, excrétion. Ces données influencent la posologie, la fréquence des prises et les risques d’interaction. Les enzymes du cytochrome P450, par exemple, jouent un rôle clé dans le métabolisme de nombreux médicaments.

II.4.3. Variabilité interindividuelle et médecine personnalisée

Des facteurs comme l’âge, le poids, les comorbidités, ou les gènes influencent fortement la réponse au médicament. La pharmacogénomique permet d’adapter les traitements :

  • Le test HLA-B*57:01 évite des réactions graves à l’abacavir (Mallal et al., NEJM, 2008),

  • Les gènes CYP2C9 ou CYP2C19 modifient l’effet des anticoagulants ou des antiplaquettaires (Mega et al., NEJM, 2009).

Ces approches préfigurent une pharmacologie de précision, centrée sur le patient.

Ainsi, la pharmacologie moderne ne se limite pas à une approche “standard” : elle intègre de plus en plus la biologie individuelle, pour garantir que chaque traitement soit efficace, sûr et adapté.

III – Débats contemporains : entre faits et méfiance

III.1. La confiance du public : solide, fragile ou sélective ?

La pharmacologie repose sur une méthodologie rigoureuse, mais sa légitimité ne peut se construire uniquement sur la robustesse scientifique : elle dépend aussi de la confiance du public. Or, cette confiance, bien que globalement présente, est aujourd’hui marquée par des oscillations, des doutes ciblés, et des écarts entre les produits et les institutions.

III.1.1. Une confiance générale, mais à géométrie variable

Selon le Baromètre de l’Observatoire sociétal du médicament (Leem/Ipsos, 2016), 84 % des Français déclaraient avoir confiance dans les médicaments en général — un score élevé, supérieur à celui de la plupart des biens de consommation courante.

Mais ce chiffre global cache une hétérogénéité importante :

  • La confiance tombe à 69 % lorsqu’on parle spécifiquement des vaccins.

  • Elle est encore plus basse chez les jeunes adultes (43 % chez les 25-34 ans pensaient en 2016 que les vaccins présentent plus de bénéfices que de risques).

  • Les médicaments génériques n’obtenaient que 68 % de confiance, contre 87 % pour les médicaments de marque.

  • À l’inverse, l’homéopathie inspirait 73 % de confiance, malgré l’absence de preuve scientifique (Ipsos-Leem, 2016).

Ces données traduisent une confiance différenciée, où les produits perçus comme “naturels”, “doux”, ou “anciens” sont mieux acceptés que ceux perçus comme “nouveaux”, “synthétiques” ou “industrialisés”, indépendamment de la réalité pharmacologique.

III.1.2. Crise de confiance envers les institutions, plus que les produits

Une autre ligne de fracture concerne la confiance dans les acteurs de la chaîne du médicament :

  • En 2016, 55 % des Français déclaraient faire confiance aux entreprises pharmaceutiques, en baisse constante depuis 2012.

  • La confiance dans les agences de santé restait relativement élevée (ANSM, HAS), mais avec des écarts selon les scandales en cours.

  • Les professionnels de santé (médecins généralistes, pharmaciens) conservent un très haut niveau de confiance (>85 %), mais lui aussi en légère baisse.

Fait marquant : les lanceurs d’alerte gagnaient fortement en crédibilité (+24 points en deux ans), atteignant 69 % de confiance. Ce glissement montre une mutation du référentiel d’autorité : des figures institutionnelles vers des figures perçues comme indépendantes (Ipsos, 2016).

III.1.3. Des scandales sanitaires comme catalyseurs de méfiance

Plusieurs événements traumatiques ont marqué l’opinion :

  • Mediator : médicament prescrit hors AMM, retiré tardivement malgré des alertes.

  • Dépakine : effet tératogène sous-estimé, information tardive des patientes.

  • Vaccination anti-HPV : campagne entachée de polémiques, reprise par des controverses non-prouvés sur la sclérose en plaques.

Ces cas, largement médiatisés, ont alimenté une perception de lenteur, voire de collusion, des institutions sanitaires, même quand la base scientifique était solide. À cela s’ajoutent les rumeurs et théories du complot, notamment autour de la vaccination ou des adjuvants, qui trouvent un écho disproportionné dans les sphères numériques (Larson et al., The Lancet, 2016).

III.1.4. Une demande de transparence, d’indépendance, et de dialogue

Les enquêtes sociologiques montrent que la défiance n’est ni irrationnelle, ni homogène. Elle résulte souvent d’une demande légitime d’explication et de sens :

  • Pourquoi un médicament est-il autorisé dans un pays et interdit dans un autre ?

  • Pourquoi un médecin prescrit-il un générique que le pharmacien déconseille ?

  • Pourquoi certains effets secondaires sont-ils sous-déclarés ou minimisés ?

  • Comment distinguer communication médicale et marketing ?

Le sociologue Pierre-André Juven parle d’« opacité systémique » (Juven, La fabrique de l’ignorance pharmaceutique, 2019), c’est-à-dire une difficulté pour le public à comprendre qui décide, sur quelles bases, et avec quels intérêts.

III.1.5. Confiance abîmée est différent du refus du médicament

Il faut noter que la défiance n’aboutit que rarement à un rejet complet du médicament. Les patients continuent globalement à suivre leurs traitements, mais adoptent des stratégies de vigilance ou d’évitement :

  • Posologie volontairement réduite.

  • Arrêt temporaire sans avis médical.

  • Refus d’un nouveau médicament au profit d’un “ancien” plus familier.

Ces comportements, compréhensibles, peuvent avoir des conséquences cliniques importantes. Ils traduisent le besoin d’un dialogue renforcé entre prescripteurs et patients, dans une logique de décision partagée.

Ainsi, la confiance du public envers la pharmacologie n’est pas abolie, mais elle est conditionnelle, sélective et en attente de preuves humaines autant que scientifiques. Le défi est de renouer avec une forme de légitimité partagée, fondée non sur l’injonction, mais sur l’explication, la transparence, et la reconnaissance des doutes — dès lors qu’ils sont posés avec honnêteté.


III.2 – Transparence, conflits d’intérêts et indépendance de l’expertise

La pharmacologie moderne repose sur une exigence de rigueur scientifique. Mais cette rigueur n’est perçue comme légitime par le public que si elle s’accompagne de transparence dans les procédures, de neutralité dans l’évaluation, et d’une absence de collusion entre acteurs économiques, scientifiques et institutionnels. C’est là que surgit l’un des points les plus sensibles du débat contemporain : la question des conflits d’intérêts.

III.2.1. Un cadre de plus en plus normé, mais encore fragile

Les conflits d’intérêts se définissent comme toute situation où un jugement scientifique, médical ou réglementaire est susceptible d’être influencé par des intérêts secondaires — notamment financiers, mais aussi carriéristes, institutionnels ou politiques. Il ne s’agit pas nécessairement de corruption : un expert peut être sincère, mais ses liens avec l’industrie peuvent jeter le doute sur son impartialité.

Face à cette problématique, plusieurs dispositifs ont été instaurés :

  • En France, la loi Bertrand (2011) impose la déclaration publique des avantages et rémunérations perçus par les professionnels de santé via la base Transparence Santé.

  • Au niveau européen, l’EMA exige que tous les experts siégeant dans ses comités révèlent leurs liens avec les industriels.

  • Aux États-Unis, le Sunshine Act (2010) oblige les laboratoires à publier toutes les sommes versées aux médecins.

Mais ces dispositifs restent déclaratifs : ils n’empêchent pas les liens d’exister, ni les biais cognitifs inconscients. Une étude de Jureidini et al. (BMJ, 2016) montre que même des experts convaincus de leur neutralité peuvent, sans le vouloir, minimiser les risques d’un médicament lorsqu’ils ont des liens passés ou présents avec l’entreprise concernée.

III.2.2. Des cas concrets de biais ou de dissimulation

Plusieurs affaires ont mis en lumière des biais documentés dans l’évaluation ou la promotion de médicaments :

  • En 2004, l’antidépresseur paroxétine (Paxil) est au cœur d’un scandale : une étude financée par le laboratoire GSK, publiée dans Journal of the American Academy of Child and Adolescent Psychiatry, conclut à l’innocuité du médicament chez les adolescents. Or, des réanalyses indépendantes montrent un risque accru de suicidabilité, et que les données négatives avaient été occultées (Le Noury et al., BMJ, 2015).

  • Plusieurs firmes ont été condamnées à de lourdes amendes pour promotion hors AMM ou dissimulation d’effets indésirables : GSK (3 milliards de dollars en 2012), Pfizer (2,3 milliards en 2009), Johnson & Johnson (2,2 milliards en 2013), etc. Ces cas sont minoritaires, mais leur médiatisation érode la confiance globale.

  • En France, le scandale du Mediator a montré que des experts siégeaient dans des commissions d’évaluation tout en ayant des liens étroits avec le laboratoire Servier, renforçant l’hypothèse d’une influence sur la durée de maintien du médicament sur le marché.

Ces événements ont contribué à l’idée que les régulateurs ne sont pas toujours indépendants des industriels, et que l’expertise peut être influencée — ce qui, même en l’absence de faute, suffit à susciter la suspicion.

III.2.3. L’apparence du conflit est parfois aussi délétère que le conflit réel

Comme le soulignent plusieurs rapports d’éthique (dont celui de l’INSERM en 2016), ce n’est pas seulement la réalité du conflit d’intérêts qui est problématique, mais l’impression qu’il pourrait exister, surtout lorsque le public ne comprend pas les mécanismes de validation.

Cette « perte de crédibilité par défaut d’indépendance perçue » est un enjeu démocratique autant que scientifique. D’autant que les logiques d’interpénétration sont nombreuses :

  • Un chercheur peut publier une étude sur un médicament, tout en étant consultant ponctuel pour la firme qui le commercialise.

  • Une université peut recevoir un financement pour un essai clinique, ce qui ne signifie pas que ses résultats seront biaisés — mais le doute s’installe si cela n’est pas communiqué clairement.

III.2.4. La transparence proactive comme réponse possible

Plusieurs propositions émergent pour sortir du soupçon :

  • Inclure des experts sans lien d’intérêt majoritaires dans les commissions d’évaluation.

  • Publier intégralement les procès-verbaux des réunions d’agences sanitaires, comme le fait l’EMA.

  • Encadrer les interactions avec l’industrie dès la formation médicale (limitation des visiteurs médicaux, indépendance des modules de formation continue).

  • Rendre public tout protocole et toute donnée brute des essais cliniques, afin que des chercheurs indépendants puissent reproduire les analyses.

Des initiatives comme celle de l’Institut Cochrane ou du collectif AllTrials plaident pour une ouverture totale des données, au nom d’un principe simple : « si vous attendez qu’on fasse confiance à vos résultats, alors montrez-les intégralement ».

Certains suggèrent aussi de renforcer l’évaluation publique des médicaments, avec des financements indépendants — par exemple des essais cliniques sponsorisés par des institutions publiques, comme cela se fait dans certains pays nordiques.

La question des conflits d’intérêts n’est pas soluble dans la seule bonne foi : elle demande des règles structurelles claires, une culture du doute sain, et une capacité collective à séparer l’évaluation scientifique de la promotion commerciale. La pharmacologie, pour rester crédible, doit accepter ce regard extérieur et s’astreindre à une transparence qui n’est pas un aveu de culpabilité, mais une preuve de maturité scientifique et éthique.

III.3 – L’industrie pharmaceutique : moteur d’innovation ou machine à profits ?

L’industrie pharmaceutique est l’un des principaux acteurs de la pharmacologie moderne. Sans elle, nombre d’innovations thérapeutiques majeures – des vaccins aux traitements du VIH, des anticancéreux aux biothérapies – n’auraient vu le jour. En 2022, les dix plus grandes entreprises du secteur ont investi plus de 150 milliards de dollars en recherche et développement (Evaluate Pharma, 2023). Pourtant, cette même industrie est aussi l’une des moins bien perçues par le public. Selon un sondage Gallup (2021), l’industrie pharmaceutique est l’un des secteurs les moins populaires aux États-Unis, derrière le pétrole et les banques.

D’où vient ce paradoxe ? Comment expliquer que le principal producteur de médicaments – donc de santé – suscite autant de soupçons, et parfois de rejet ?

III.3.1. Un secteur fondamentalement hybride : santé et marché

L’industrie pharmaceutique fonctionne selon une logique marchande, dans un champ (la santé) qui touche aux valeurs non marchandes : vulnérabilité, soin, accès équitable, dignité humaine. Ce désalignement structurel est à l’origine de nombreuses tensions.

Un médicament n’est pas un simple produit de consommation :

  • Il est souvent prescrit, donc non choisi par le consommateur.

  • Il peut être vital, donc inévaluable par le seul prisme du rapport qualité/prix.

  • Il est souvent remboursé, donc payé indirectement par la collectivité.

Ces spécificités font que le médicament n’est pas un objet comme les autres — mais il est pourtant produit, promu et vendu comme tel. D’où une ambiguïté permanente entre nécessité médicale et stratégie commerciale.

III.3.2. L’argument de l’innovation : justifications et limites

L’industrie justifie ses marges élevées par le coût de la recherche et le risque d’échec. Selon DiMasi et al. (J Health Economics, 2016), le coût moyen pour développer un nouveau médicament est estimé à 1,4 milliard de dollars, en incluant les échecs.

Ces coûts incluent :

  • La recherche fondamentale (souvent cofinancée par des fonds publics).

  • Les essais cliniques (les plus onéreux).

  • Les démarches réglementaires, de fabrication, de pharmacovigilance.

Les firmes soulignent également que :

  • Seule 1 molécule sur 5000 parvient jusqu’au marché.

  • Le temps moyen de développement est de 10 à 12 ans.

  • La durée de brevet effective est courte (8 à 12 ans d’exclusivité commerciale après développement).

Ces arguments sont réels — mais ne suffisent pas à éteindre les critiques, notamment quand :

  • Des médicaments sont vendus à plusieurs dizaines ou centaines de milliers d’euros (comme certaines thérapies géniques).

  • Le prix de vieux traitements est subitement multiplié (ex. : Daraprim, augmenté de 5000 % par Turing Pharmaceuticals en 2015).

  • Des stratégies de prolongation artificielle des brevets (evergreening) sont mises en œuvre pour retarder l’arrivée des génériques.

III.3.3. Des pratiques marketing souvent opaques

L’industrie investit parfois davantage dans la promotion que dans la recherche. En 2020, le rapport de The BMJ estimait que certaines grandes firmes consacraient près du double de leur budget à la communication qu’à la R&D (Gagnon, BMJ, 2020).

Parmi les pratiques controversées :

  • Visites médicales : influence directe sur les prescriptions.

  • Congrès sponsorisés : certains congrès médicaux sont presque intégralement financés par l’industrie, avec des panels d’experts partiellement liés aux promoteurs.

  • Influence sur la formation médicale continue : dans certains pays, la majorité des formations post-universitaires sont sponsorisées.

  • Marketing de la maladie : création ou exagération de syndromes flous pour justifier une prescription (ex. : "syndrome des jambes sans repos", "troubles de l’humeur prémenstruelle", etc.).

La conséquence est une suspicion croissante d’une médecine orientée par les impératifs de rentabilité plutôt que par la science seule. Cela alimente une image de l’industrie comme moteur de surmédicalisation.

III.3.4. Des succès spectaculaires : la reconnaissance mal partagée

Malgré ces critiques, l’industrie pharmaceutique a démontré sa capacité d’innovation, notamment :

  • Lors de la pandémie de COVID-19, où des vaccins ont été développés, testés et produits en moins d’un an – un exploit scientifique inédit.

  • Dans les thérapies ciblées contre le cancer, les maladies rares, les infections résistantes, etc.

  • Par des partenariats avec les organisations internationales (GAVI, Unitaid) pour fournir des médicaments à prix réduits dans les pays à faibles revenus.

Mais ces efforts sont peu visibles pour le grand public, en partie à cause du manque de transparence sur les coûts, du lobbying agressif dans les instances politiques, ou de certaines déclarations malheureuses sur la « valeur économique » des vies sauvées.

III.3.5. Vers un nouveau contrat social entre industrie et société ?

Plusieurs propositions émergent pour réconcilier innovation pharmaceutique et éthique publique :

  • Transparence sur les coûts réels de recherche et de fabrication.

  • Modèles de propriété intellectuelle alternatifs, notamment pour les maladies négligées (brevets ouverts, licence obligatoire, achats groupés publics).

  • Partage des bénéfices avec les systèmes de santé lorsqu’un médicament repose sur une recherche initialement publique.

  • Recentrage sur les besoins de santé publique, par des incitations fiscales et réglementaires.

Certaines entreprises ont commencé à prendre ce tournant, notamment autour de la notion de "patients first" (priorité aux patients), en limitant la rémunération des leaders d’opinion ou en favorisant la diffusion à prix coûtant de certains traitements essentiels.

L’industrie pharmaceutique n’est ni un acteur purement philanthropique, ni une entité cynique guidée uniquement par le profit. Elle est un acteur ambivalent, inséré dans un système de santé mondialisé, soumis à des logiques de rentabilité, mais aussi porteur d’une capacité unique d’innovation thérapeutique.

Pour que la pharmacologie conserve sa légitimité, il est impératif que cette industrie se conforme à une exigence d’éthique, de transparence et de responsabilité publique. Non pour la punir, mais pour restaurer la confiance dans ce qu’elle produit de plus précieux : la santé accessible et fiable.

III.4 – Sécurité, scandales et pharmacovigilance : le médicament à l’épreuve du réel

Chaque médicament, aussi rigoureusement testé soit-il, présente un risque résiduel. L’idée d’un médicament « sûr à 100 % » est un mythe. Ce constat, accepté en théorie, devient problématique lorsqu’il se confronte à des effets graves inattendus, ou à des scandales révélant des retards de réaction. La gestion des risques médicamenteux est ainsi devenue un enjeu central de la pharmacologie contemporaine, tant du point de vue technique que symbolique.

III.4.1. Aucun médicament sans effet : un principe de base

Par définition, toute substance active ayant un effet thérapeutique peut également produire des effets non désirés. Ces effets indésirables peuvent être :

  • Prévisibles : liés à la dose ou au mécanisme d’action (ex. : somnolence des antihistaminiques).

  • Imprévisibles : dus à des facteurs génétiques, allergiques, idiosyncrasiques.

  • Rares mais graves : et donc difficilement détectables lors des essais cliniques (effectués sur quelques milliers de patients tout au plus).

Par exemple, la clozapine, antipsychotique efficace, peut provoquer une agranulocytose potentiellement mortelle chez 1 patient sur 500 à 1000. Ce risque est acceptable uniquement avec une surveillance hématologique régulière.

III.4.2. La pharmacovigilance : principes, outils, limites

La pharmacovigilance est le système mis en place pour :

  • Collecter, analyser et prévenir les effets indésirables liés à l’usage des médicaments.

  • Fonctionner de manière centralisée et réactive, avec des relais dans chaque pays.

Le système repose sur :

  • Les déclarations spontanées des professionnels de santé (et, depuis peu, des patients).

  • Les bases de données nationales et internationales, comme EudraVigilance (UE) ou Vigibase (OMS).

  • Des algorithmes de détection de signaux, qui repèrent des fréquences anormalement élevées d’un effet donné.

Les agences de régulation peuvent alors :

  • Ajouter une mise en garde sur la notice.

  • Restreindre l’indication (ex. : plus de prescription chez les femmes enceintes).

  • Retirer l’AMM si le rapport bénéfice/risque devient défavorable.

Mais la pharmacovigilance reste un système réactif, qui dépend du signalement et peut être ralenti par :

  • L’inertie institutionnelle.

  • La sous-déclaration massive (seuls 5 à 10 % des effets seraient effectivement signalés selon l’OMS).

  • Des discussions internes complexes entre experts (quand le risque est marginal ou incertain).

III.4.3. Des scandales encore récents, aux conséquences durables

Outre les cas historiques (thalidomide, Mediator, Dépakine), plusieurs exemples récents rappellent que le système peut faillir :

  • Vioxx (rofécoxib) : anti-inflammatoire produit par Merck, retiré en 2004 après qu’une méta-analyse indépendante (The Lancet, 2004) établit un risque accru d’infarctus. Des documents internes révèleront que le laboratoire connaissait ce signal depuis plusieurs années.

  • Levothyrox (nouvelle formule, 2017) : changement d’excipient provoquant des effets secondaires (fatigue, anxiété, prise de poids) chez des dizaines de milliers de patients. L’ANSM n’avait pas anticipé l’impact d’un changement jugé mineur, révélant un manque d’anticipation pharmacodynamique et une communication déficiente.

Ces affaires ont pour effet durable de désorganiser la confiance, même quand les médicaments sont objectivement sûrs. La perception d’un mépris des alertes, ou d’une sous-estimation de la parole des patients, alimente une crise symbolique plus qu’une crise scientifique.

III.4.4. Mieux surveiller, plus vite, plus près du patient

Des progrès sont en cours pour renforcer la pharmacovigilance :

  • Création d’unités régionales de pharmacovigilance, avec des experts joignables par les médecins.

  • Ouverture aux déclarations directes des patients, via des portails comme signalement.social-sante.gouv.fr en France.

  • Recours à l’intelligence artificielle pour repérer précocement des signaux faibles dans les bases de données.

  • Développement des études en vie réelle (real-world evidence), qui complètent les essais cliniques contrôlés en intégrant des patients âgés, polypathologiques, etc.

De plus, la notion d’acceptabilité du risque est désormais discutée avec les patients eux-mêmes (ex. : essais dans les maladies rares, où les malades peuvent accepter un risque plus élevé en l’absence d’alternative thérapeutique).

III.4.5. Communiquer sur les risques : l’autre défi

Savoir identifier un effet indésirable ne suffit pas : encore faut-il savoir l’expliquer, le contextualiser, le comparer. Le cas des vaccins anti-COVID en 2021 est emblématique :

  • Quelques dizaines de cas de thromboses atypiques recensés avec le vaccin AstraZeneca (estimés à 1 sur 100 000).

  • Des décisions incohérentes (suspension dans certains pays, maintien dans d’autres) ont semé le doute.

  • La couverture médiatique a été disproportionnée par rapport au bénéfice massif du vaccin (prévention de milliers d’hospitalisations et de décès).

Cela illustre la difficulté à communiquer de manière compréhensible et proportionnée sur les risques, surtout en contexte émotionnel.

La pharmacovigilance est une preuve de maturité de la pharmacologie moderne. Elle suppose une écoute active, une réactivité technique, mais aussi une humilité éthique : reconnaître que l'incertitude existe, et que la vérité n’émerge que par l’accumulation patiente de signaux, d’analyses et de témoignages.

En fin de compte, le médicament est un compromis entre bénéfice et risque, à réévaluer sans cesse — et à discuter avec le patient, dans une logique de co-responsabilité.


IV – Critiques, scepticismes et dialogues possibles

IV.1 – Médicaments utiles ou inutiles ? La question de la surprescription

Parmi les critiques les plus fréquemment adressées à la pharmacologie contemporaine figure celle de l’excès de prescriptions, voire de la diffusion massive de médicaments peu ou pas utiles. Cette interrogation, souvent exprimée sous forme polémique, mérite un examen nuancé, car elle touche à une tension fondamentale : comment concilier progrès thérapeutique, accessibilité, et pertinence clinique ?

IV.1.1. Une critique virale : “la moitié des médicaments sont inutiles”

En 2012, les professeurs Philippe Even et Bernard Debré publient un ouvrage à grand retentissement médiatique intitulé Guide des 4 000 médicaments utiles, inutiles ou dangereux. Ils y affirment, sans détour, que 50 % des médicaments seraient inutiles, 20 % mal tolérés et 5 % potentiellement dangereux. Leur approche, basée sur leur propre lecture de la littérature, vise à dénoncer la « surmédicalisation » et l’inaction des autorités.

L’impact de ce discours est immédiat dans l’opinion car porté par des figures d'autorité. Plusieurs institutions — dont la Haute Autorité de Santé (HAS), l’ANSM, ainsi que de nombreuses sociétés savantes — en critiquent la méthodologie approximative, l’absence de critères reproductibles, et le manque de contextualisation clinique. Comme l’a souligné la revue Prescrire, cette estimation brute manque de rigueur scientifique, même si certaines alertes sont jugées légitimes (Prescrire, 2013).

IV.1.2. Surprescription : une réalité documentée

Indépendamment de cette sortie controversée, la question de la surprescription est bien réelle. Plusieurs rapports soulignent :

  • La surconsommation d’antibiotiques en France, nettement supérieure à la moyenne européenne, favorisant l’antibiorésistance (Santé Publique France, 2022).

  • Un recours parfois excessif aux psychotropes, en particulier les benzodiazépines chez les personnes âgées, malgré les recommandations de limitation (ANSM, 2017).

  • La prescription prolongée d’IPP (inhibiteurs de la pompe à protons) sans indication claire.

  • Des doublons thérapeutiques (prescription simultanée de plusieurs médicaments aux effets redondants).

En gériatrie, la polymédication (plus de 5 médicaments par jour) concerne jusqu’à 60 % des patients, avec un risque accru d’interactions et d’effets secondaires.

IV.1.3. Médicaments “à faible service médical rendu”

L’évaluation des médicaments repose en France sur deux critères :

  • Service médical rendu (SMR) : utilité globale dans la pathologie ciblée.

  • Amélioration du service médical rendu (ASMR) : innovation par rapport aux traitements existants.

Or, de nombreux médicaments sont maintenus sur le marché malgré un SMR jugé faible par la HAS, soit pour des raisons économiques, soit faute d’alternative. Leur efficacité est parfois modeste, voire incertaine, mais jugée suffisante dans certaines indications (ex. : certains sirops antitussifs, antalgiques mineurs, vasodilatateurs périphériques).

Le problème ici n’est pas l’inefficacité absolue, mais l’efficacité marginale, difficilement perceptible pour les patients.

IV.1.4. Le rôle de l’habitude, de la pression et du système

La surprescription est souvent le résultat d’un enchevêtrement de causes :

  • Pression des patients : attente d’une solution rapide, demande implicite de médicament.

  • Temps de consultation limité, qui rend plus difficile l’éducation thérapeutique.

  • Habitudes ancrées des prescripteurs, parfois héritées d’une époque où les données scientifiques étaient moins robustes.

  • Influence de l’industrie pharmaceutique, via les visiteurs médicaux ou la promotion indirecte.

En cancérologie, la revue Prescrire a montré que certains médicaments onéreux n’apportaient qu’une augmentation de survie médiane de quelques semaines, au prix d’effets indésirables lourds (Prescrire, 2019). Cela ne signifie pas qu’ils sont inutiles — mais pose la question de la proportionnalité bénéfice/risque/coût.

IV.1.5. Déprescrire : un geste médical actif

La réponse à la surprescription n’est pas l’hostilité envers le médicament, mais le développement d’une culture de la déprescription raisonnée. Celle-ci consiste à :

  • Identifier les traitements devenus inutiles ou redondants.

  • Réévaluer régulièrement les prescriptions, en particulier chez les patients chroniques.

  • Travailler en concertation avec le patient pour expliquer les motifs de l’arrêt.

Des outils comme la liste STOPP/START, les critères de Beers, ou les protocoles de l’HAS aident à guider cette démarche.

De plus en plus, des hôpitaux et maisons de santé mettent en place des revues de médication pilotées par des pharmaciens cliniciens ou des gériatres, dans une logique de pharmacologie responsable.

La question n’est donc pas de savoir si “la moitié des médicaments sont inutiles” — mais dans quelles conditions, chez quels patients, et pour quelle indication, un médicament donné est pertinent. C’est cela, aujourd’hui, la pharmacologie fondée sur les preuves : non pas prescrire par défaut, mais prescrire par nécessité démontrée.

IV.2 – Génériques, perception sociale et symbolique du médicament

La question des médicaments génériques constitue un bon révélateur des tensions entre logique scientifique, économique et culturelle dans le domaine pharmaceutique. Alors que leur équivalence thérapeutique est démontrée et validée par les autorités de santé, leur acceptabilité sociale reste inégale. Ce contraste interroge non seulement la relation de confiance entre patients et système de soin, mais aussi la dimension symbolique du médicament.

IV.2.1. Ce qu’est un générique – et ce qu’il n’est pas

Un médicament générique est, par définition, une copie bioéquivalente d’un médicament original (appelé « princeps ») dont le brevet est expiré. Il contient le même principe actif, à la même dose, sous la même forme galénique, et son biodisponibilité (quantité absorbée et vitesse d’absorption) doit se situer dans un intervalle de tolérance strict (généralement 80–125 % de celle du princeps, selon l’EMA et la FDA).

Les différences admissibles concernent :

  • Les excipients (enrobage, colorants, agents de conservation),

  • La présentation (nom, aspect, boîte),

  • Le prix, souvent 30 à 50 % inférieur, ce qui permet des économies de santé publique importantes (près de 3 milliards d’euros par an en France selon la CNAM, 2022).

Malgré ce cadre, les génériques font l’objet de réticences persistantes.

IV.2.2. Méfiances persistantes, fondées ou non ?

a) Du côté des patients

Les études qualitatives montrent que de nombreux patients — en particulier âgés ou atteints de maladies chroniques — manifestent une préférence forte pour le médicament de marque, perçu comme :

  • Plus “fiable”, car plus familier,

  • Plus “efficace”, même en l’absence de différence objective,

  • Plus “sûr”, notamment si l’apparence du générique change selon la pharmacie.

Une étude sociologique dirigée par M. Paillet (2011) montre que cette méfiance ne relève pas nécessairement d’un rejet irrationnel, mais d’une rupture de continuité : changement de boîte, de couleur, de nom… Cela déstabilise les repères thérapeutiques, notamment chez les personnes âgées polymédiquées.

b) Du côté des professionnels de santé

Si la plupart des médecins acceptent la substitution, certains — notamment en psychiatrie ou en cardiologie — préféreront maintenir le princeps, évoquant :

  • Des écarts subtils de tolérance,

  • Le risque de confusion thérapeutique,

  • Un effet nocebo possible (le patient croit que le médicament ne marche pas, et donc il ne marche pas).

De leur côté, les pharmaciens doivent naviguer entre obligation de substitution (sauf mention « non substituable ») et gestion des attentes des patients.

IV.2.3. Une confiance qui évolue lentement

Les politiques de santé ont mené de nombreuses campagnes d'information (2000s–2020s) pour promouvoir l’usage des génériques :

  • Affiches « les génériques, c’est automatique »,

  • Incitations financières via le tiers payant,

  • Guides professionnels pour accompagner la substitution.

Résultat : selon la CNAM, près de 90 % des médicaments substituables sont aujourd’hui effectivement délivrés en version générique. La confiance déclarée est en hausse, surtout chez les patients jeunes ou informés.

Mais la confiance reste fragile, comme en témoigne la crise du Levothyrox (2017). Ce médicament à marge thérapeutique étroite a vu sa formulation modifiée (nouveaux excipients, pour des raisons de stabilité), déclenchant des effets secondaires chez des milliers de patients. Bien qu’il ne s’agissait pas d’un générique, l’affaire a été assimilée à un “problème de copie”, renforçant les peurs vis-à-vis des versions “non originales”.

IV.2.4. Un objet symbolique plus qu’un simple produit

Le médicament n’est pas un objet neutre. Il est chargé de représentations sociales :

  • Il incarne un lien de confiance avec le prescripteur,

  • Il est ritualisé dans le parcours de soin,

  • Il est souvent personnalisé dans sa forme, son nom, son apparence.

Changer son nom ou son aspect peut suffire à altérer l’effet thérapeutique perçu. C’est ce que certains chercheurs appellent « l’effet emballage » ou « l’effet identité médicamenteuse » (Paillet, 2011 ; Pouteau, 2009).

Le générique, en se présentant comme une copie, entre en contradiction avec cette logique symbolique. Il est perçu par certains comme un médicament “au rabais”, moins digne de confiance.

IV.2.5. Enjeux : vers une substitution plus concertée

L’acceptabilité des génériques ne peut être améliorée uniquement par des arguments scientifiques ou économiques. Elle suppose aussi :

  • Une explication claire au patient (bioéquivalence ≠ infériorité),

  • Une stabilité des formes galéniques dans le temps (éviter les changements fréquents de fournisseurs),

  • Une formation des professionnels sur l’effet nocebo et les moyens de le neutraliser.

Substituer un médicament, c’est aussi substituer un repère, et cela exige un accompagnement personnalisé, non une injonction impersonnelle.

IV.3 – Médecine conventionnelle vs médecines alternatives : faut-il choisir ?

La pharmacologie moderne est parfois perçue par le public comme froide, technicienne, industrielle, voire déconnectée de l’expérience humaine de la maladie. En parallèle, les médecines dites “alternatives” ou “douces” — comme l’homéopathie, la phytothérapie, la naturopathie ou encore l’aromathérapie — rencontrent un succès croissant, notamment chez les patients chroniques ou en quête de soins perçus comme “plus naturels”.

Cette situation crée un clivage souvent caricatural entre “science rigide” et “sagesse populaire”, ou entre “molécule chimique” et “plante bienfaisante”. Pourtant, ni la pharmacologie ne rejette en bloc les approches non conventionnelles, ni les patients ne rejettent la médecine scientifique. Il est donc utile d’examiner ce qui fonde ce clivage, comment il est interprété, et comment un dialogue rationnel pourrait être restauré.

IV.3.1. Un engouement populaire, malgré le manque de preuves solides

a) Homéopathie

L’homéopathie reste très utilisée en France (environ un tiers de la population y a recours), bien que ses principes soient scientifiquement infondés :

  • Loi des semblables (“soigner le mal par le mal”),

  • Ultra-dilutions au point de ne plus contenir de molécule active,

  • Dynamisation (secousses rituelles censées “imprimer” une mémoire de l’eau).

De nombreuses méta-analyses rigoureuses (dont Shang et al., The Lancet, 2005) ont conclu à l’absence d’effet spécifique de l’homéopathie au-delà du placebo. En 2019, l’Académie de médecine et la HAS ont jugé son efficacité insuffisante et son remboursement a été progressivement supprimé (arrêt total en 2021).

b) Phytothérapie et remèdes traditionnels

À la différence de l’homéopathie, la phytothérapie repose sur des substances réellement actives (extraits de plantes). De nombreux médicaments modernes en sont d’ailleurs issus (morphine, quinine, artémisinine, taxol…). La question porte plutôt sur :

  • Le contrôle des doses (souvent imprécis dans les préparations artisanales),

  • La variabilité des extraits selon la plante, le sol, la saison,

  • Les interactions avec d’autres traitements (ex. : millepertuis).

Dans ce cas, la pharmacologie ne rejette pas la tradition, mais cherche à l’intégrer selon des standards de preuve (stabilité, efficacité, sécurité).

IV.3.2. Une défiance envers la médecine conventionnelle qui dépasse la science

Plusieurs enquêtes qualitatives (INSERM, 2017) montrent que les patients qui se tournent vers des approches alternatives ne sont pas hostiles à la médecine conventionnelle, mais expriment un besoin :

  • D’écoute plus longue et personnalisée,

  • D’accompagnement global (corps + émotions),

  • D’un cadre de soin moins médicalisé,

  • D’une plus grande autonomie dans le parcours de santé.

Ce sont donc les conditions de la relation thérapeutique, plus que les molécules elles-mêmes, qui motivent ce déplacement.

IV.3.3. La critique du “tout médicament” : entre caricature et points valides

Les défenseurs des médecines alternatives reprochent à la médecine conventionnelle :

  • De prescrire trop vite,

  • De pathologiser des états de vie (fatigue, anxiété légère, vieillissement…),

  • D’ignorer le terrain du patient (sa constitution, son histoire, son mode de vie).

Ces critiques font parfois écho à celles formulées par des médecins eux-mêmes : excès d’antibiotiques, de psychotropes, de traitements symptomatiques sans bénéfice démontré.

En réponse, la pharmacologie a développé des outils de prescription raisonnée, de médecine personnalisée, et d’éducation thérapeutique. Mais ces dispositifs restent peu visibles du public, et souvent faiblement valorisés dans les soins de premier recours.

IV.3.4. Vers un usage complémentaire et rationnel ?

Plusieurs voix appellent à dépasser l’opposition stérile entre « pharmacologie conventionnelle » et « médecines alternatives » :

  • L’OMS promeut une médecine intégrative, à condition que les pratiques soient évaluées scientifiquement.

  • Des pays (Allemagne, Suisse, Pays-Bas) intègrent certaines approches douces (acupuncture, phytothérapie standardisée) dans des parcours validés, sous supervision médicale.

  • En France, certains hôpitaux publics proposent des consultations en médecines complémentaires, encadrées par des professionnels formés.

La condition reste l’innocuité et l’absence de substitution à un traitement nécessaire (ex. : cancer, infections graves). Toute intégration doit être basée sur des preuves, non sur des croyances.


V – Vers une pharmacologie plus responsable et humaine

Les critiques adressées à la pharmacologie — excès de prescriptions, opacité, influence économique, défaut d’écoute — ne relèvent pas seulement du scepticisme, mais d’une demande de refondation. Loin de rejeter la science, nombre de voix appellent à une pharmacologie plus transparente, plus équitable, plus personnalisée, et plus lisible pour la société. De nombreux acteurs, institutionnels comme scientifiques, s’emparent déjà de ces enjeux.

Cette dernière partie propose une synthèse des pistes concrètes d’amélioration, fondées sur des initiatives existantes, des recommandations internationales et des études évaluatives. Il ne s’agit pas de réinventer la pharmacologie, mais d’en accélérer l’humanisation, tout en renforçant son socle scientifique et éthique.

V.1 – Pour une pharmacologie transparente : ouverture des données et responsabilisation des acteurs

La demande de transparence est l’un des points les plus consensuels. Elle concerne :

  • Les données d’essais cliniques,

  • Les liens d’intérêts des experts,

  • Les prix des médicaments,

  • Et la traçabilité des décisions.

V.1.1 Ouverture des données cliniques

Depuis 2012, la réglementation européenne impose que tout essai clinique soit enregistré publiquement sur la plateforme EudraCT (European Medicines Agency, 2012). Les résultats doivent être publiés dans les 12 mois suivant la fin de l’essai, positifs ou négatifs. Pourtant, une étude du BMJ (Goldacre et al., 2018) a montré que seulement 49 % des résultats d’essais cliniques européens étaient effectivement rendus publics à la date légale. Le défaut est plus fréquent dans le secteur académique que dans l’industrie.

Les initiatives citoyennes comme AllTrials ou EU Trials Tracker ont permis d’identifier ces manquements et d’interpeller les institutions sur leur obligation de rendre la science répétable et vérifiable (Goldacre et al., 2019).

V.1.2 Accès aux données brutes

Certaines entreprises (GSK, Johnson & Johnson) proposent désormais des plateformes d’accès aux données individuelles anonymisées des essais, permettant leur réanalyse par des chercheurs indépendants. L’EMA elle-même a ouvert un portail pour consulter les dossiers cliniques complets soumis pour les autorisations de mise sur le marché (EMA Policy 0070, 2015).

V.2 – Mieux intégrer les patients : participation, écoute, coévaluation

Le modèle biomédical classique est souvent vertical. Mais les études en sciences sociales (Callon et al., 2001 ; Akrich et al., 2013) ont montré que les patients veulent participer à la décision, comprendre les traitements, signaler les effets indésirables, voire contribuer à la recherche.

V.2.1 Co-construction des essais

Des programmes comme PCORI (Patient-Centered Outcomes Research Institute) aux États-Unis (Frank et al., JAMA, 2014) ou les projets européens EUPATI et COMPAR-E en France visent à impliquer les patients dans :

  • La définition des critères cliniques,

  • L’évaluation de l’acceptabilité des traitements,

  • La priorisation des thématiques de recherche.

V.2.2 Décision partagée

La décision médicale partagée est promue par la HAS (2019) comme une norme de qualité du soin : informer, écouter, adapter. Elle permet de renforcer l’adhésion, de prévenir les arrêts de traitement injustifiés, et d’augmenter la satisfaction thérapeutique (Elwyn et al., BMJ, 2012).

V.2.3 Déclaration des effets par les patients

Depuis 2011, en France, les patients peuvent déclarer eux-mêmes les effets indésirables de leurs médicaments via des portails publics (ANSM). Des études ont montré que les patients identifient parfois des signaux précoces non repérés par les professionnels (Fergus et al., Drug Safety, 2019).

V.3 – Vers une médecine plus personnalisée : pharmacogénomique, microbiote, individualisation

V.3.1 Pharmacogénomique

Des tests sont déjà en usage clinique :

  • HLA-B*57:01 pour éviter l’hypersensibilité à l’abacavir (Mallal et al., NEJM, 2008),

  • CYP2C19 pour ajuster la posologie du clopidogrel (Mega et al., NEJM, 2009),

  • TPMT pour éviter la toxicité de la 6-mercaptopurine (Relling et al., Clinical Pharmacology, 2011).

Ces approches améliorent la tolérance, réduisent les arrêts de traitement et permettent d’anticiper les échecs thérapeutiques.

V.3.2 Intégration du microbiote

Le microbiote intestinal influence l’absorption, le métabolisme, et l’effet de plusieurs médicaments (Zimmermann et al., Nature, 2019). Des stratégies émergent pour :

  • Adapter le traitement au profil microbien du patient,

  • Modifier le microbiote pour optimiser la réponse.

Ces champs encore émergents élargissent l’ambition d’une pharmacologie sur mesure.

V.4 – Réintégrer l’humain dans la pharmacologie

Ce que disent les critiques — parfois mal formulés mais fondés —, c’est qu’une pharmacologie qui convainc sans écouter, qui prouve sans expliquer, qui soigne sans dialoguer, perd en légitimité. La réponse ne peut être purement technique.

Il s’agit de restaurer une science du soin, qui articule :

  • Preuve et prudence,

  • Expérience et expertise,

  • Efficacité et humanité.


Conclusion

La pharmacologie est l’un des piliers de la médecine moderne. Elle a permis de transformer la prise en charge de pathologies autrefois incurables, de prolonger l’espérance de vie, de soulager la douleur, de prévenir des épidémies. Elle repose sur un socle scientifique solide, construit depuis le XIXᵉ siècle, et continuellement perfectionné grâce aux progrès de la biologie, de la chimie, de la génétique et de l’épidémiologie.

Mais cette science, à mesure qu’elle s’est institutionnalisée, standardisée et industrialisée, s’est aussi heurtée à des critiques de plus en plus audibles. Certains patients, certains médecins, certains citoyens s’interrogent : sur l’abondance des prescriptions, sur l’utilité de certains médicaments, sur l’indépendance des expertises, sur la lisibilité des effets secondaires, sur les rapports de force entre industrie, régulateurs et professionnels de santé. Cette défiance, parfois infondée, parfois très documentée, ne peut être balayée d’un revers scientifique. Elle est le symptôme d’une demande de clarté, d’explication, et de responsabilité.

Tout au long de cet article, nous avons tenté de retracer l’histoire, les méthodes, les fondements et les controverses de la pharmacologie. Ce faisant, une idée centrale se dégage : la science du médicament ne peut plus s’évaluer uniquement en laboratoire ou en essai contrôlé. Elle se joue aussi dans la relation thérapeutique, dans les politiques publiques, dans la transparence des données, dans la capacité à écouter ceux qu’elle prétend soigner.

Des chantiers sont ouverts :

  • Améliorer la publication des données et leur accessibilité (Goldacre et al., BMJ, 2018),

  • Accélérer l’adoption de la pharmacogénomique et de la médecine personnalisée (Relling & Evans, Nature, 2015),

  • Intégrer les patients dans la recherche, la prescription, la régulation (Frank et al., JAMA, 2014),

  • Réguler plus fermement les conflits d’intérêts, les stratégies de prix, et les pratiques promotionnelles (Light & Lexchin, BMJ, 2012),

  • Réduire la surprescription et favoriser la déprescription raisonnée (HAS, 2021 ; Prescrire, 2020),

  • Enfin, élargir la définition même de l’efficacité, en intégrant le vécu, les préférences, la qualité de vie.

Ce travail n’est ni terminé, ni exempt de tensions. Certaines incertitudes subsistent. Certaines critiques resteront vives. Et c’est sans doute une bonne chose : une pharmacologie sans débat serait une science figée. Mais une pharmacologie qui intègre le débat sans s’effondrer, qui se remet en question sans se renier, qui s’ouvre sans se diluer, peut retrouver une légitimité solide et partagée.

Il ne s’agit pas d’idéaliser le médicament, ni de le diaboliser. Il s’agit de le réinscrire dans une culture du soin, fondée sur des preuves, mais aussi sur la prudence, la transparence et la relation humaine. C’est à cette condition que la pharmacologie pourra répondre aux défis du XXIᵉ siècle : guérir mieux, expliquer davantage, écouter toujours.